Récit – Les possédés d’Illfurth
|Il y a quelques temps, nous avions relaté le cas de possession de deux jeunes garçons, Thiébaut (diminutif sundgauvien du prénom Théobald) et Joseph. Dans ce précédent article, nous nous efforcions de détailler la chronologie des faits, les différents rebondissements pour, finalement, arriver à un « happy end ». Le diable est chassé et les enfants sont délivrés.
Cette affaire a éclaté en 1865, donc il y a 150 ans. On peut imaginer, sans peine, que cette histoire des possédés d’Illfurth effraya les gens et défraya la chronique. Ce petit village sundgauvien perdit sa tranquillité et acquit une notoriété dont il aurait certainement voulu se passer. Le témoignage ci-dessous, écrit 5 ans après les faits, nous replonge dans l’atmosphère et les croyances de cette époque.
En février 1870, cinq ans après le déclenchement de cette affaire, parut un article très détaillé dans la « Revue catholique d’Alsace ». L’auteur, P. Mury, (un ecclésiastique ?) met tout son cœur pour témoigner et essayer de décrire ces cas de possession et je ne résiste pas à vous présenter quelques extraits.
« Nier a priori les cas de possession, c’est facile. On a récemment nié à Strasbourg jusqu’à l’existence de Satan. Mais la négation n’est pas une preuve. Un âne, dit le proverbe, peut nier plus que ne prouvera jamais aucun philosophe !
Rire des exorcismes ne demande pas non plus un grand effort d’esprit. Mais quand il s’agit de faits appuyés sur les plus authentiques témoignages, le rire est ridicule. […]
Tout se réduit donc à des faits d’observation, qu’il faut accueillir avec défiance, étudier avec une sage lenteur, contrôler avec une sévérité prudente, et ne rapporter à des causes surnaturelles que lorsqu’il est impossible de les ranger dans la classe des faits naturels et humains. C’est la méthode dont l’Église ne se départit jamais. Qu’après cela, certaines gens lui reprochent d’entretenir ou de favoriser la superstition et l’ignorance, elle en prend son parti. Elle use des pouvoirs que Dieu lui a donnés pour délivrer les âmes et quelquefois les corps, sans se soucier des railleries et des injures de journalistes frivoles ou impies, qui ne savent pas ce qu’ils disent.
Nous avions besoin de faire ces considérations avec d’exposer les faits relatifs aux deux possédés d’Illfurth. Nous n’avancerons rien qui n’ait été constaté par de nombreux témoins, non pas une fois, mais très souvent, et non pas quelques jours mais pendant des mois et des années.
C’était en automne 1864. Deux frères, âgés l’un de dix ans, l’autre de huit, Thiébaut et Joseph B… furent ensemble atteints d’un mal mystérieux. Des médecins, appelés par les parents, firent en vain des prescriptions. Thiébaut devint en peu de temps d’une telle maigreur qu’il ne semblait plus qu’une ombre de lui-même.
À partir du 25 novembre 1865, l’on remarqua chez ces enfants les plus étranges phénomènes. L’aîné, couché sur le dos, tournait sur lui-même avec la rapidité d’une roue. Les deux, poussés par une force irrésistible, frappaient des mains et des pieds sur un lit, jusqu’à rompre les planches assez épaisse qui supportaient la paillasse. Et après qu’ils avaient ainsi battu en grange, comme ils disaient, pendant une demi-heure et plus, ils retournaient en riant auprès de leurs plus jeunes frères et sœurs, sans éprouver aucune lassitude. Bientôt se joignirent à ces violents exercices des crampes et des convulsions, suivies de prostrations telles que le malade restait des heures entières sans mouvement et sans vie.
Les faits suivants ont été observés par de nombreux témoins. Les enfants, assis sur des chaises de bois, étaient élevés en l’air par une main invisible, puis lancés, les enfants dans un coin, les chaises dans un autre. La mère, assise sur un banc avec l’un ou l’autre de ses fils, se sentit plus d’une fois enlevée de même, sans que ni elle, ni ses enfants n’en fussent autrement incommodés. Les malades furent pressés en outre d’une faim que rien ne pouvait apaiser.
On voyait à la même époque sortir de leur corps, après de douloureux picotements, du varech ou des plumes qui se répandaient sur leurs vêtements, et l’on avait beau les changer de linge ou d’habits, les plumes reparaissaient.
Les pauvres enfants, tourmentés sans relâche et le jour et la nuit, furent à la fin si épuisés qu’ils ne pouvaient plus quitter le lit. Les convulsions et les crampes redoublèrent de fréquence ; tout leur corps enfla outre mesure. Si par hasard on approchait d’eux quelqu’objet bénit, soit médaille, soit chapelet ou autre, ils entraient dans de furieux accès de colère. Ils ne priaient plus ; à peine s’associaient-ils encore aux prières dites en commun ; les noms de Jésus, de Marie, du Saint-Esprit, prononcés en leur présence, les faisaient tressaillir. Des spectres, visibles pour eux seuls, les remplissaient de terreurs et d’angoisses.
On pense bien que ces faits, publiés et commentés dans les villes et les villages d’alentour, piquèrent vivement la curiosité. On venait de loin à Illfurth pour voir les enfants, et leur état donnait lieu aux appréciations les plus contradictoires.
Cela durait depuis plus de trois ans, avec des alternatives de plus grande faiblesse ou de forces revenues, quand le maire d’Illfurth, M. Tresch, espérant couper court aux supercheries, s’il y en avait eu jusque-là, fit transporter les enfants dans l’ancienne maison d’école, en février 1868. Deux Sœurs de Niederbronn, appelées de Mulhouse, furent priées de les garder dans deux pièces séparées, en ayant soin de noter exactement tout ce qu’elles remarqueraient.
Plusieurs médecins furent appelés de Mulhouse et d’Altkirch. Ils ne virent dans l’état extraordinaire des enfants qu’affections nerveuses, aliénation, danse de Saint-Gui, somnambulisme, etc. Un d’eux cependant dit au curé d’Illfurth : « M. l’abbé, je ne nie pas la possibilité de l’obsession ; c’est à vous de juger s’il y en a une ici ; pour moi, je n’ai à m’occuper que du corps. ». Plus les médecins se trompaient, plus les enfants paraissaient s’en amuser. Il va sans dire que tous les traitements prescrits restèrent sans résultat.
Le service des Sœurs n’était pas commode. Tantôt les rideaux étaient enlevés des fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes brusquement ouvertes, malgré le soin que l’on prenait de bien les fermer. Tantôt les chaises et les meubles étaient déplacés, renversés, bousculés, comme en un tremblement de terre. Les enfants appelaient par leurs noms de baptême et de famille les Sœurs qu’ils n’avaient jamais vues auparavant. Ils dirent à la Sœur S***, qui est née en Bavière, le nombre et les occupations de ses frères et sœurs, et lui découvrirent les plus intimes secrets.
Ils firent de même envers un grand nombre de personnes. Quelques-uns même eurent lieu de regretter leur curiosité ou leur indiscrétion : on les vit se retirer pâles et comme frappés de la foudre, car les enfants leur avaient dit de redoutables secrets ou reproché des fautes graves qu’ils croyaient complètement ignorées.
Thiébaut annonça d’avance la mort d’une femme et d’un homme. Deux heures avant le décès de la première, il fit à genoux sur son lit le geste du sonneur, sans que personne ne pût l’en détourner ; quant à l’autre, ce fut la veille de sa mort qu’il fit le même geste pendant une heure entière. Et quand il cessa, son corps était ruisselant de sueur. Il avait clairement désigné par leurs noms les deux personnes.
Le samedi avant le troisième dimanche de Carême, il prédit pour le lendemain un grand concours d’étrangers. Il en vint plusieurs centaines, parce que le bruit s’était répandu que l’enfant serait délivré. Le soir, il poussa des cris de joie de ce que beaucoup d’entre eux avaient manqué l’office divin.
Il comprenait le latin et le français, sans avoir jamais appris ces langues. Il soutenait la conversation en français sur n’importe quel sujet ; et depuis qu’il est guéri, il ne parle plus que son patois alsacien.
Souvent pour l’éprouver, on lui demandait des détails sur des événements qui ont eu lieu il y a vingt, trente, quarante ans et plus ; et il répondait avec l’exactitude et la précision d’un témoin. Il connaissait de même des faits qu’on n’apprenait qu’un ou deux jours après par la voie des journaux.
Les deux frères imitaient dans la perfection les cris de toutes les bêtes, à quoi il n’y avait rien de fort extraordinaire ; mais ils le faisaient, la bouche presque fermée et sans remuer les lèvres.
Un jour qu’ils devaient se préparer à la confession, l’on entendit une voix sourde venant de Thiébaut, disant : « J’ôterai l’ouïe au petit chien (dem Hündle), pour qu’il ne puisse plus souffler à travers le guichet (durch den Ritter blasen), et il restera sourd jusqu’à l’heure de sa délivrance » ; et en effet, pendant toute la durée de la possession, il ne recouvra plus le sens de l’ouïe. Joseph fut affligé du même mal, mais peu après l’ouïe lui fut rendue à la demande de la grande Dame.
Dès lors s’accrut en eux le dégoût ou plutôt l’horreur de Dieu et de toutes les choses sacrées. Ils proféraient les plus grossiers blasphèmes contre la Trinité, les saint, l’Église, etc. On dit à l’un d’eux : « Des embûches de Satan, délivrez-moi, Jésus ! », et il s’écria avec la fureur d’un réprouvé : « Silence ! Vous mentez ! Taisez-vous ; non, non. » Leur présentait-on quelque objet de piété, leur vue se troublait et ils détournaient la tête. Même pendant le plus profond sommeil, si l’on approchait d’eux une médaille par exemple, ils étaient saisis d’un tremblement convulsif qui ne cessait qu’avec le retrait de l’objet bénit.
Après quelques semaines de séjour dans l’ancienne maison d’école, les enfants retournèrent auprès de leurs parents, et leur état ne fit qu’empirer. Deux habitants d’Illfurth, MM. B…. et T…. entreprirent avec Thiébaut, dans l’été 1868, le pèlerinage d’Einsiedeln. Là, deux Bénédictins observèrent plusieurs jours l’enfant et se convainquirent qu’ils étaient en présence d’une réelle possession. L’un des deux Pères, D. Népomucène B…. récita sur l’enfant, à trois reprises, les prières liturgiques, et la violence du démon en parut diminuée ; mais Thiébaut rentra sourd et toujours possédé au sein de sa famille.
Monseigneur de Strasbourg était informé de tout ce qui concernait les enfants d’Illfurth. Cédant à des instances réitérées, il chargea une commission de trois ecclésiastiques de faire une minutieuse enquête.
Le 13 avril 1869, M. Stumpf, supérieur du grand séminaire, et MM. Sester et Freyburger, l’un curé de Mulhouse et l’autre d’Ensisheim, se rendirent à Illfurth.
[…] Le rapport signale les propos suivants de la mère : « Ce sont, dit-elle, les aînés de six enfants. Ils avaient toujours été sages, notamment le plus grand, et avaient fréquenté l’école avec plaisir. C’est en revenant de l’école, il y a un peu plus de deux ans, qu’ils changèrent tout-à-coup de conduite, ne voulant plus ni prier, ni toucher à aucun objet de piété. Depuis longtemps, le plus âgé a de fréquentes convulsions, qui s’emparent de lui ordinairement à dix heures du soir ou à minuit. Sa voix change subitement dans ces accès et il perd connaissance. Une voix étrangère, une grosse voix d’homme, parle alors par sa bouche, sans que l’enfant remue les lèvres. Cette voix répond toujours en allemand aux différentes questions qu’on lui adresse, soit en allemand, soit en français, soit en latin. Les personnes et les objets dont on lui parle, sont presque toujours désignés par des surnoms en des termes habituellement grossiers ou odieux… »
Les trois membres de la Commission quittèrent les enfants en étant bien convaincus que leur état était fort anormal. Ils proposèrent de retirer les enfants du milieu dans lequel ils se trouvaient, tant pour mettre fin à l’agitation d’Illfurth et des villages environnants, que pour constater la vraie nature de ces singuliers phénomènes. Les parents n’y mettraient point d’obstacle, pourvu que les enfants n’eussent pas à souffrir des épreuves auxquelles on les soumettrait.
Quatre mois se passèrent encore, sans qu’aucune mesure ne fût prise. L’état des enfants ne s’améliorant en rien, Monseigneur, acceptant les offres de M. l’archiprêtre Spitz, ordonna de transférer Thiébaut à l’orphelinat de Saint-Charles, récemment établi à Schiltigheim. Il fut reçu avec sa mère dans l’établissement, et traité avec la plus compatissante charité. Des sœurs furent chargées pendant cinq semaines de l’observer jour et nuit, et de mettre aussi par écrit leurs observations.
Elles eurent bientôt remarqué l’éloignement de l’enfant pour les pratiques religieuses. Docile en tout le reste, il refusait obstinément d’aller à la chapelle. Un jour, elles lui bandèrent les yeux, parcoururent ainsi avec lui l’établissement, puis le conduisirent par la sacristie à la chapelle. Mais elles furent elles-mêmes effrayées des convulsions dont le malheureux enfant fut pris aussitôt ; il se roulait par terre dans d’affreuses contorsions ; l’écume lui sortait de la bouche ; on l’emporta sans connaissance et dès qu’il fut à l’air, toute cette surexcitation était passée.
La même scène se répéta en présence de la nouvelle Commission nommée par Mgr l’évêque : déposé non sans peine devant les marches de l’autel, il se débattait en véritable énergumène ; il rampait, il se tordait comme un ver, crachant des flots d’écume et s’éloignant de l’autel par mouvements convulsifs, quoique sans connaissance et privé de toute sensibilité.
À cette vue, la Commission, composée de M. Rapp, vicaire général du diocèse, de M. le chanoine Stumpf, et du R.P. Eicher, supérieur des jésuites, n’hésita plus à admettre la réalité de la possession. En conséquence, Monseigneur désigna le R.P. Souquat, jésuite, pour prononcer les prières de l’exorcisme.
La cérémonie de l’exorcisme eut lieu à la chapelle même de Saint-Charles, le 3 octobre 1869.
On avait porté l’enfant à l’entrée du chœur, malgré son énergique résistance, et les adjurations furent faites suivant le Rituel romain, en présence de M. l’archiprêtre, de M. Stumpf, de M. l’abbé Hauser, aumônier de l’orphelinat, de Mme la Supérieure générale des Sœurs de charité et de la Supérieure de l’établissement. L’exorcisme étant resté sans effet, il fut renouvelé le lendemain, en présence de M. Hauser, de M. l’abbé Rossé, professeur de théologie morale au Grand-Séminaire, des deux Supérieures déjà nommées, et de plusieurs autres Sœurs. L’enfant était dans le même état que la veille lorsqu’on le conduisit à la chapelle ; on ne put s’en rendre maître qu’avec une peine extrême. D’étranges accès de fureur le prenaient aux passages les plus solennels de l’exorcisme, surtout au moment où l’on posa sur sa tête une image de la Vierge écrasant la tête du serpent ; mais ce fut la dernière crise.
Peu après, l’enfant demeura tranquille et sans mouvement, gardant cette fois le crucifix qu’on lui avait mis sur la poitrine. Tout devint silencieux et les assistants continuèrent de prier, jusqu’à ce que l’on portât l’enfant endormi dans une pièce où se trouvait la mère avec les prêtres et les Sœurs. Un quart d’heure après il se réveilla comme d’un profond sommeil ; il entendait, lui qui avait été sourd pendant dix-huit mois, et répondait avec douceur et modestie aux questions qu’on lui adressait. Il n’éprouvait plus aucun mal et n’avait pas le moindre souvenir de tout ce qui s’était passé à son sujet depuis des années.
On se figure sans peine avec quelle joie Thiébaut fut reçu à Illfurth par tous les amis et les parents de la famille si cruellement éprouvée.
Le 29 du même mois, M. le curé d’Illfurth, après avoir obtenu l’autorisation de Monseigneur, exorcisa le petit Joseph devant une nombreuse assistance ; et l’on vit se renouveler là les scènes de fureur, puis de calme sommeil, on chanta dans l’Église, au son de toutes les cloches, un Te Deum d’actions de grâces, auquel toute la paroisse s’est de bon cœur associée.
Tels sont les faits que nous avions à exposer pour tenir notre promesse. Des centaines de témoins seraient là pour les attester, s’il était nécessaire. Les deux enfants souffraient d’un mal devant lequel l’art était demeuré impuissant ; la prière de l’Église les en a délivrés : toutes les plaisanteries, les plus spirituelles ou les plus sottes, n’empêcheront pas ces enfants d’avoir été sous l’emprise d’un génie malfaisant et d’en être délivrés. Ils sont guéris ; ils se portent bien ; si vous ne le croyez pas, allez-y voir.
P. Mury
Thiébaut (Théobald) meurt le 3 avril 1876, âgé de seize ans. Joseph meurt en 1882 à Zillisheim, à l’âge de 27 ans.
En passant par la grande rue d’Illfurth, vous pouvez apercevoir la fameuse statue de l’Immaculée Vierge Marie, en fonte dorée, sur un imposant socle de pierre. Gravée sur cette pierre, on peut lire (en latin) : « En souvenir perpétuel de la délivrance des deux possédés Théobald et Joseph Burner, obtenue par l’intercession de Marie, la Vierge Immaculée – L’an du seigneur 1869″.
Article à lire pour d’autres informations : L’étrange mal de Théobald et Joseph Bùrner (1865-1869) par Paul POUGET. (Cette communication a été présentée à la séance du 14 décembre 1991 de la Société française d’Histoire de la Médecine).
Source : Revue catholique de l’Alsace, 2ème série, tome II, année 1870
Ma grand-mère m’a raconté cette histoire quand j’étais plus jeune et cela m’a fait frémir. Chaque fois que je passe devant la statue de la vierge, je pense au calvaire de ces enfants et de leur famille. J’aime lire toutes vos histoires sur notre région. C’est un patrimoine qu’il faut sauvegarder. Merci pour votre travail.
Bonjour, je suis enseignante, j’ai lu vos textes sur l’affaire d’Illfurth, et je voudrais savoir qui vous êtes pour vous citer quand j’utilise votre travail dans mes cours. Est-ce possible que vous me disiez votre nom et votre profession? Merci.
Merci pour votre commentaire. Je vous fais parvenir les renseignements par courrier électronique.