Lettre d’un sorcier

Notre province regorge de nombreuses histoires de sorcellerie. Aujourd’hui encore, on peut surprendre, au détour d’une conversation banale, des propos qui donneraient des frissons à plus d’un endurci !
Cet article relate une histoire qui date de 1601, ce qui n’est pas franchement récent, je vous l’accorde !

Ce curieux document a été publié par M. Dietrich dans la revue « Magasin pittoresque », année 1840 ; mais le texte de la « lettre du sorcier » n’a pas été donné en entier et le dessin du cercle magique qui l’accompagne ne donne qu’une idée très imparfaite de l’original.
Ci-dessous, nous reproduisons ce document en entier, paru dans « Curiosités d’Alsace », année 1861, accompagné de plusieurs explications données par Charles Bartholdi, directeur de cette revue.

Il nous a semblé que cette pièce méritait un intérêt particulier, surtout en Alsace, où la sorcellerie a fait autrefois tant de ravages. Une question (parmi d’autres) reste posée : cette cérémonie a-t-elle eu lieu et si oui, avec une issue favorable ? Il est probable qu’elle n’ait pas été autorisée… puisque le sorcier a été emprisonné à Strasbourg.

 

1. Lettre d’un sorcier

Au noble Jean-Jacques de Rathsamrausen d’Ehenweyer, mon très gracieux seigneur
Noble, puissant et très gracieux Seigneur !
Que Votre Seigneurie daigne accueillir en tout temps mon dévouement et ma bonne volonté à la servir du mieux que je pourrai, gracieux Seigneur !

On sait que dans les temps anciens nos aïeux et ancêtres de la nation allemande (ainsi qu’il est dit dans les chroniques) honoraient et aimaient de préférence à tout autre chose de ce monde, des sciences supérieures et surhumaines telles que l’astronomie, la chevalerie et d’autres encore, et qu’ils ne craignaient pas d’exposer leur personne et leur vie aux plus grands dangers et d’affronter la mort.
Il s’en est même trouvé (écoliers de magie et de divination, comme on les nomme) qui se sont livrés corps et âme et soumis pendant sept ans en qualité d’apprentis et d’écoliers à l’Ennemi des hommes.
Me sentant dès ma plus tendre jeunesse une aptitude toute particulière pour ces études surhumaines et surnaturelles et entraîné vers elles par une passion irrésistible, j’ai résolu de me livrer et de me soumettre de même pendant sept ans au génie des sorciers et des devins afin qu’il m’instruise complètement et m’initie à toute les parties des sa science.
Or au commencement de cette année, mon temps d’apprentissage est arrivé à sa fin.
À partir de ce moment, l’Esprit du mal est obligé de me servir à son tour pendant tout le reste de ma vie comme moi-même je l’ai servi pendant sept ans.
Je suis entré à son service le 23 janvier 1594
Je l’ai servi pendant sept ans                         7
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1601

J’ai donc pris la résolution de faire mes preuves et de montrer ma science au grand jour.
Votre Seigneurie sait sans doute que deux de ses sujettes, Ursule femme de Mathis et la sœur de Jean Neublin sont depuis plusieurs années affligées de maladies telles qu’aucun remède naturel ne peut les guérir, ni même arrêter ou calmer momentanément les douleurs continuelles dont les deux malheureuses femmes sont accablées.
Il faudrait donc savoir si la maladie est naturelle ou si elle ne l’est pas, c’est-à-dire si elle vient de Dieu ou du Méchant. Or, il est clair que si la maladie est surnaturelle, elle ne peut être guérie que par des moyens surnaturels. C’est pour ce motif que j’ai pris la résolution, avec l’aide et la grâce de Dieu, de ramener ces femmes à la santé. (Je suis sûr de réussir, ayant une pleine connaissance de mon art et je puis en donner les preuves les plus surprenantes et les plus admirables devant tout le monde).

Je viens donc supplier Votre Seigneurie de vouloir bien m’accorder la permission (moyennant un droit de trois couronnes d’or) de réaliser mon projet.

Je veux à l’occasion de cette maladie faire voir à Votre Seigneurie et à tous les hommes, prouver de la façon la plus évidente et montrer au grand jour que, depuis l’Ascension du Christ, il n’a jamais été vu ni entendu sur cette terre un fait plus merveilleux et plus admirable et qu’on pourrait même appeler un miracle.

Si toutefois mon entreprise devait ne pas réussir, je consens à être étranglé et ensuite brûlé sans rémission, et je veux que l’exécution ait lieu publiquement, avec l’assistance du bourreau, dans une ville où siège la justice, afin que si j’avais menti, l’expiation de mensonge soit connue et serve de leçon et que moi, ainsi que tous les magiciens convaincus d’imposture, nous soyons un objet d’horreur pour le présent et un exemple terrible pour l’avenir.

Cependant, plein de confiance dans mon art, je veux démontrer l’origine de cette maladie, en dévoiler la source, bonne ou mauvaise et enfin l’amener, non seulement à un changement, mais à une parfaite guérison.

Que Votre Seigneurie qui nous juge et nous gouverne comme étant notre autorité supérieure, daigne m’accorder ceci pour la plus grande gloire, louange, utilité qui en résulteront et le souvenir éternel qui en restera, en considérant principalement que ces choses ne sont pas purement humaines, mais ont leur cause principale dans la divine Providence.

Très gracieux Seigneur, je me recommande toujours très humblement à Votre Seigneurie.

Fait à Ohnenheim, à la St André, la veille de la fête des Apôtres, l’an 1601.

De Votre Seigneurie
Le très humble et très obéissant sujet
Johann Habisreuttinger,
Maître d’école

2. Annexe jointe à cette lettre :

Ici suivent la figure et le dessin de la cérémonie telle que je l’ai préparée et que je veux l’accomplir à Grussenheim, à l’endroit même où tant de guerriers ont succombé.
1. Jacob, le médecin de Grussenheim
2. La femme Kilbert, de Grussenheim
3. Suzanne la Française.
Ces trois personnes ne devront pas être connues avant le jour de la procession.
Au milieu de ce cercle se trouvent la place, l’église, le cimetière et la tombe des martyrs et jusqu’à ce que la procession ait passé autour, il ne sera permis à personne de le franchir en dehors des six personnes nommées ci-dessus.

La procession aura lieu comme à la Fête-Dieu, avec dais, St Sacrement, croix, bannières, cierges, images, etc. et les quatre évangiles seront lus devant les quatre fléaux représentés dans le cercle.

Cependant il est possible que Monsieur le curé de Grussenheim veuille refuser et empêcher cette cérémonie sous prétexte que ce n’est point œuvre de Dieu, mais invention, mensonge et tromperie du Diable.
Que M. le curé sache donc, lui et tout le monde, qu’une chose pareille ne peut arriver et n’arrivera que par volonté, ordre, force et toute puissance de Dieu afin de renouveler et de proclamer de nouveau sa gloire et sa puissance divine qu’il nous a déjà révélées par Moïse et Jésus-Christ, et enfin de réveiller et d’arracher à son sommeil spirituel la chrétienté incrédule, impie, divisée et révoltée contre la foi. (Par le mot sommeil spirituel j’entends l’état de ceux qui ne font aucun cas et ne comprennent pas les prophéties divines, comme ont fait les grands-prêtres juifs et les Pharisiens pour la venue du Christ).

Depuis assez longtemps on réclame quelque chose de nouveau et d’extraordinaire. Ceux qui en désirent en auront à satiété, mais tous n’auront pas lieu de s’en réjouir. Dieu nous a ordonné de veiller, et nous avons dormi et nous n’avons pas voulu nous laisser réveiller, mais soyez bien sûrs qu’avec ses quatre verges, la faim, la peste, la guerre et la mort, il saura secouer ce sommeil profond et le chasser de nos yeux, de même qu’il a fait pour les Juifs dans l’ancien Testament alors qu’ils méprisaient sa parole sainte. Et quand la mesure de leurs iniquités fut comblée, il leur a envoyé pareille mesure de fléaux et d’autres châtiments et tourments jusqu’à ce qu’ils fussent convertis ou anéantis.

Chacun est libre maintenant de me croire ou non. Mais ce que j’en dis est bien près de nous.
Le nom redoutable du village de Graussenheim sera amplement justifié ce jour là.

3. Image jointe à la lettre et à l’annexe

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3. Plus d’explications sur cette image
de Charles Bartholdi, revue « Curiosités d’Alsace », 1861

Le tracé de ce cercle magique formé de petites croix plantées en terre devait être assez vaste, puisqu’il devait comprendre des espaces considérables tels que la place et l’enceinte de l’église, le cimetière, etc. Les mots Mittag (Midi), Auffgang (Levant), Mitternacht (Nord), Abend (Couchant) indiquent son orientation. Au Nord, la Mort (Tod) tenant d’une main un sablier et de l’autre un paquet de verges, au Levant La Faim (Hunger) tenant des verges et un panier vide, au Couchant La Peste tenant aussi des verges d’une main et de l’autre un arc armé d’une flèche.

Sous chacune de ces trois figures est écrit le nom de la personne chargée de la représenter : La Mort, par Jacob le médecin de Grussenheim, La Peste par Suzanne la Française, et La Faim par la femme Kilbert, les deux de Grussenheim.
Ces trois personnes ne devaient pas être nommées ni connues avant la cérémonie. Enfin le sorcier maître d’école, Jean Habisreuttinger, s’était réservé pour lui-même le quatrième rôle, celui de La Guerre, sous la figure d’un chevalier armé de toutes pièces tenant d’une main les verges et de l’autre une large épée.

Après en avoir nommé quatre, voilà, quelques lignes plus bas, qu’il parle de six personnes. Ces deux personnes n’étant pas nommées, il faut sans doute les chercher dans ces deux petites figures de femmes couchées dans un cercueil ouvert, tenant l’une un bouquet et un flambeau et l’autre un bouquet et une lanterne. Ces objets nous semblent assez difficiles à expliquer, cependant on peut supposer que ces deux figures représentent les deux malades enfermées pour ainsi dire dans le cercle des maux qui peuvent affliger l’humanité, symbolisés par les quatre fléaux armés de verges.
La procession devait tourner autour du cercle et le prêtre lire les quatre évangiles devant les quatre fléaux afin de les conjurer et délivrer ainsi les deux malades.

Dans la dernière phrase, le sorcier fait mention du village de « Graussenheim ». Il y a là une sorte de jeu de mots sur le nom de Graussenheim, de grausen, frisson, grausenhaft, horrible, affreux.

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Sources :

– Revue « Curiosités d’Alsace », volume 1, Ch. Bartholdi, année 1861-1862, p. 168
– Archives de la préfecture du Haut-Rhin

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