L’homme apprend-il quelque chose de l’Histoire ?

L’homme apprend-il quelque chose de l’Histoire ? Il faut croire que non. Pour l’homme du XXIe siècle, les découvertes de la science, les inventions du génie humain, l’éducation accessible à un grand nombre, tous ces acquis devraient permettre de supprimer dans une grande mesure les souffrances, la misère, la faim, le chômage et, surtout, les guerres. Ce serait, presque, le paradis sur terre…

Et pourtant, en ce moment même, le ton monte entre les dirigeants de notre monde. Dans de nombreux pays les populations se révoltent pour obtenir la liberté de penser, de parler, d’écrire, de croire, de vivre tout simplement.

L’histoire est un éternel recommencement. Après la Grande Guerre, un cri unanime a surgi dans toutes les gorges des survivants : « Plus jamais ça ! ». La Grande Guerre est devenue la « Première Guerre mondiale » puisqu’une autre grande guerre l’a suivie. Sa dénomination de « Seconde Guerre mondiale » sous-entend qu’il n’y aura pas de troisième…

En parcourant de vieux livres relatant l’histoire de notre province, ô combien riche en péripéties, j’ai découvert un texte écrit le 18 janvier 1938 par le Docteur Paul Specklin. Donc, vingt mois avant le déclenchement de la guerre 39-45.
Écrit en préface du livre de Hesso de Reinach Hirtzbach « La tragique destinée de l’Alsace », ce texte m’a bouleversée et interpellée. Certains passages pourraient presque être datés d’aujourd’hui… Je désire vous faire part de quelques extraits.

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« L’Histoire n’a pas souvent enregistré une joie collective aussi pure, aussi forte et unanime que celle qui a fait vibrer, en automne 1918, les populations d’Alsace et de Lorraine, lorsqu’elles accueillirent le Poilu libérateur. Depuis 1871, l’Allemagne n’avait pas réussi à gagner leur cœur pendant ces 44 années d’une administration pourtant impeccable au point de vue matériel.
La civilisation qui lui était venue de France, en deux siècles à peine, doucement, sans pression administrative et sans méthode même d’assimilation, était d’autant plus profondément ancrée que cette acquisition était spontanée. Et, lorsque vint la guerre mondiale, le cœur des Alsaciens et des Lorrains se trouvait « en face », au-delà des tranchées et des barbelés que le traité de Francfort les obligeait à défendre. Terrible drame qui devait durer quatre ans.
La victoire des armées de Foch est venue mettre fin à ce long cauchemar, un ciel radieux remplaçait les ténèbres. Aucune parole humaine n’exprimera la joie que nous ressentîmes en ces journées de novembre 1918, alors que les drapeaux tricolores flottaient au vent et que le poilu entrait dans nos villes. Un avenir heureux, infini semblait s’ouvrir devant nous.

Dix-neuf ans plus tard, à l’anniversaire même de l’Armistice, un jeune Alsacien qui alors était rentré dans le château ancestral d’un village évacué du front, achevait d’écrire un livre qui est un cri d’angoisse. Et moi, à qui il demande aujourd’hui cette préface, aurais-je cru possible en 1918 que j’aurais à appuyer cet appel à une France défaillante ?

Dans la joie de l’Armistice, j’avais oublié un instant les éléments inquiétants dont j’avais eu connaissance déjà. J’avais oublié ce souvenir d’hôpital, ce général allemand blessé me racontant un soir, en 1917, qu’il était bien vrai que l’Autriche avait offert une paix séparée, qu’on ne pouvait comprendre pourquoi les Français l’avaient refusée. « Nous étions perdus, s’ils acceptaient », ajoutait le général allemand. Et nous étions, au centre chirurgical du Vieil-Armand, bien placés pour connaître les sacrifices de cette guerre… Pourquoi avait-on refusé ?
Bientôt des faits troublants me rappelèrent ces souvenirs comme bien d’autres et je m’efforçai de rechercher les causes. J’appris ainsi que des forces occultes et étrangères gouvernent la France, au mépris de son intérêt présent et de son avenir.
Toute notre histoire depuis 1918 est contenue dans cette constatation.
En 1918 et 1919 l’Alsace avait vu entrer dans ses villes Clemenceau et Poincaré, aux côtés de Foch et de Pétain. Elle les avait accueillis avec une immense confiance.
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En 1936, elle ne voit que de vagues sous-ministres, dont elle ignore les noms ; chacun des départements recouvrés en est à son dixième préfet, ou à peu près. En 1937, je crois, elle n’a même vu aucun membre du gouvernement. […] Notre confiance est morte…

[…] Nous connaissons aussi l’Allemagne. Pendant quarante-huit ans, où nos parents et nous-mêmes avons vécu sous sa domination – par la faute de la politique française – nous avons pénétré son âme. Cette âme est bien inquiétante et difficile à faire comprendre à l’homme de Carpentras ou de Nantes. Sous nos yeux se sont passées les principales étapes de ce retour en arrière qui a enlevé aux successeurs du Saint-Empire germanique le vernis chrétien et la civilisation occidentale. […] Le réserviste débonnaire et botté qui nous envahit en 1871 était déjà bien dépassé par celui que nous vîmes en 1914-18. Et celui-ci paraîtra un agneau en comparaison de ceux que le Troisième Reich nous enverra demain. En 1917, un soldat prussien – un homme des tranchées et non pas de l’arrière – m’expliqua déjà que « la guerre est l’état normal de l’homme et qu’il n’avait jamais été si heureux », et un capitaine refusa de voir sa femme pendant deux jours pour la punir d’être tombée en syncope à la vue de ses blessures. Il suffit de savoir avec quelle barbarie inouïe les gens du Troisième Reich ont traité leurs compatriotes simplement suspects d’hostilité au régime, pour prévoir comment ils procéderont demain à l’égard des étrangers qu’ils trouveront sur leur chemin dans la guerre qu’ils préparent.

Tout ceci, le Français moyen l’ignore et veut l’ignorer.
On peut dire que l’Alsace et la Lorraine avaient pour mission de lui donner conscience de ce danger extérieur et que nos représentants politiques ont paru peu préoccupés de jouer ce rôle de Cassandre. Mais il eût fallu un homme exceptionnel qui se fût imposé par-dessus les barrières que les partis érigent devant les personnalités qui dépassent leur médiocrité. Cet homme, la Providence nous l’a refusé. […] La misère des partis exprime la misère des individus.
Le peuple d’Alsace, après avoir découvert avec inquiétude le pays légal, puis le pays réel, a assisté avec effroi à leur chute commune. Souvent il en ignore les causes : un siècle et demi de révolution, le massacre de quinze cent mille hommes d’élite par la « Grande Guerre », la déchristianisation, la perte des alliances, la diminution de la puissance militaire, la ruine de l’aviation, la triple dévaluation, la débâcle de la fortune publique et privée, la désorganisation de l’économie, l’effondrement du commerce, la corruption de l’esprit public, l’émiettement des vertus traditionnelles de la nation, l’apothéose de la paresse et du gaspillage, la prostitution de l’autorité, l’avilissement systématique de l’instruction.

Pauvre Alsace ! Son angoisse que nous savons très réelle et générale ne se manifeste guère à l’observateur superficiel. À de rares exceptions près, notre presse est terne et sans puissance, souvent opportuniste et sans caractère. Où alors l’angoisse répandue dans tous les milieux trouverait-elle à s’extérioriser ?
Mais la cause de ce « silence des cimetières » est plus profonde. Il y a dans le peuple alsacien, par suite de son histoire, un grand fond de résignation fataliste. Il a connu tant de vicissitudes, tant de changements de gouvernements et de régimes, et depuis qu’il a pris une conscience collective il n’a jamais été vraiment maître de son sort politique ! Aujourd’hui, comme hier, lorsque l’Alsacien parle dans son patois des mesures des autorités, il dit : « Ils » font ceci, « ils » interdisent cela. A l’Intérieur, l’homme du peuple dirait : « On » fait cela… Nuance très fine, mais importante ; dans cet « on », l’individu se comprend lui-même ; « Ils », c’est l’autorité étrangère… Puis comme les cadres sociaux – aristocratie et bourgeoisie rurales, bourgeoisie urbaine – sont très clairsemés par suite de l’émigration et sans communion avec le peuple dont ils ont souvent désappris la langue, il manque ce lien naturel qui fait comprendre l’autorité au peuple et en retour le représente en face de l’autorité. Pour que le sens civique atteigne son plein épanouissement, il faut une longue ambiance de libertés – corporatives, communales, nationales – qui nous fait défaut depuis trop longtemps. Nous sommes encore des sujets et non pas des citoyens. Pour être silencieuse et résignée la souffrance des Alsaciens n’est pas moins grande. Nous qui la connaissons, nous à qui se confient les plaintes des vieillards ruinés, dépouillés par les dévaluations du fruit de leur travail, et celles d’une jeunesse sans avenir, nous avons le devoir d’exprimer cette souffrance.

L’Alsace est sans défense. Ce peuple loyal et sain, de caractère solide, frondeur mais capable de dévouement et d’effort, se trouve représenté par des politiciens qui presque tous sont inférieurs à l’Alsacien moyen. Et ses cadres sociaux, les gens de l’économie, les « bourgeois » ne sont guère supérieurs à ses politiciens : inconscients de leur devoir politique et social, ils ont couru après le bénéfice facile dans l’euphorie de l’après-guerre. Ils n’ont pas su défendre notre économie, la crise est très grave chez nous et notre avenir économique est sombre.
Et pourtant le peuple d’Alsace, comme celui de Lorraine, avait par son vote de 1936 marqué clairement son opposition au Front Populaire. […]

Notre destin est tragique, parce qu’après de longues épreuves nous avons cru entrer dans une longue phase de bonheur et que la catastrophe s’approche après vingt années à peine ; parce que nous connaissons toute la gravité de cette catastrophe qui signifie notre anéantissement – et que nous savons qu’on aurait pu et pourrait encore l’empêcher, mais que, sauf un miracle imprévisible, cet effort de redressement ne sera pas fait.
En face du formidable potentiel de guerre de l’Allemagne et de sa préparation morale à la guerre totale, nous sommes peu protégés…
Près des fortins de la ligne Maginot, sous les peupliers de la rive du Rhin, comme il y a deux mille ans le légionnaire romain, le Poilu au visage franc et bon monte encore la garde… Bientôt, sans doute, sur lui comme sur nous, une avalanche de fer sera crachée par le volcan voisin…

Ô France, une fois encore, opère ton miracle !
Opère ce « miracle » qui, comme à la Marne, ne saurait être que le réveil et l’élan de toutes les forces morales et physiques des Français, sous l’inspiration d’un idéal et sous la conduite d’un Chef ! »

Docteur Paul Specklin
18 janvier 1938

Il me semble utile de rappeler la question du début de l’article : L’homme apprend-il quelque chose de l’Histoire ?

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Source : La tragique destinée de l’Alsace, Hesso de Reinach Hirtzbach, ed. Sorlot, 1938 (extraits de la préface écrite par Dr. P. Specklin).

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